Quatre ans après le déboulonnage de statues de Victor Schœlcher à Fort-de-France et Schœlcher, le procès des militants s’est ouvert. Au-delà du volet judiciaire, c’est une véritable bataille pour le récit historique et la souveraineté mémorielle qui se joue : qui a le droit de raconter l’histoire martiniquaise dans l’espace public ?
Le 22 mai 2020 : un geste symbolique qui secoue l’île
Ce jour-là, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage, plusieurs manifestants ont fait tomber deux statues de Victor Schœlcher, à Fort-de-France et à Schœlcher. La vidéo, relayée sur les réseaux sociaux et réalisée par les activistes eux-mêmes, a immédiatement suscité une vague d’indignation.
Les militants, qui se présentent comme antibéké et contre l’héritage colonial, ont revendiqué leur action : « Schœlcher n’est pas notre sauveur ». Ces mêmes activistes avaient également organisé, fin 2019 et début 2020, des blocages d’hypermarchés, dénonçant la responsabilité de certaines familles locales (béké) dans la pollution au chlordécone, pesticide suspecté d’être lié à des cancers de la prostate.
Une jeune femme soupçonnée de participation à l’action a été placée en garde à vue puis convoquée au tribunal le 9 juillet, selon son avocat Dominique Monotuka.
Réactions politiques et institutionnelles
La chute des statues a provoqué des réactions immédiates à tous les niveaux de l’État. Sur Twitter, Emmanuel Macron a condamné « avec fermeté les actes qui, perpétrés hier en Martinique, salissent sa mémoire et celle de la République ». La ministre des Outre-mer, Annick Girardin, a rappelé qu’il est légitime de questionner l’histoire, mais que cela ne peut se faire par la destruction de monuments.
Localement, le maire de Fort-de-France, Didier Laguerre, a dénoncé « avec la plus grande fermeté » la destruction, tandis que le député Serge Letchimy a défendu le rôle historique de Schœlcher dans l’abolition. La Fondation pour la mémoire de l’esclavage a rappelé que le 22 mai 1848 avait réuni les esclaves insurgés et les militants abolitionnistes comme Schœlcher, soulignant la complémentarité des actions. Sur Twitter, l’écrivain Patrick Chamoiseau a dénoncé la récupération politique de Schœlcher tout en appelant au respect de l’homme.
Victor Schœlcher et la mémoire de l’abolition
Le 22 mai 1848, en Martinique, les esclaves insurgés arrachaient leur liberté à travers plusieurs jours de révoltes, moins d’un mois après la signature, le 27 avril, du décret d’abolition de l’esclavage à Paris. Victor Schœlcher, parlementaire français, est alors associé à l’abolition et devient député de la Martinique. Son nom est donné à la bibliothèque de Fort-de-France et, en 1889, à la ville de Case Navire.
Pour certains, ces hommages occultent les héros locaux de l’abolition, comme l’esclave Romain. Les manifestants réclament ainsi le renommage de lieux portant le nom de Schœlcher au profit d’acteurs locaux de la lutte pour l’émancipation.
Le procès : au-delà de la justice, un débat mémoriel
Quatre ans après les faits, le procès des onze militants s’est ouvert à Fort-de-France. Les prévenus sont accusés d’avoir renversé, le 22 mai puis le 26 juillet 2020, quatre statues représentant Schœlcher, Joséphine de Beauharnais et Pierre Belain d’Esnambuc.
Dans la salle d’audience, la procédure de « destruction de biens publics » laisse rapidement place à un débat bien plus large : quelle histoire la Martinique choisit-elle de célébrer ?
Des prévenus aux profils divers mais unis dans leur revendication
Le groupe n’est pas homogène. Il comprend :
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des enseignants, engagés dans la transmission d’une histoire décoloniale ;
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des artistes, dont les œuvres interrogent l’effacement des mémoires ;
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des étudiants, influencés par des lectures panafricanistes et caribéennes ;
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des éducateurs sociaux actifs dans les quartiers populaires ;
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des militants politiques déjà connus pour leurs prises de position.
Tous affirment que leur acte était politique. Pour eux, les statues étaient des symboles de pouvoir masquant les héros du peuple et rappelant une hiérarchie sociale où les opprimés restent invisibles.
« Ce n’est pas un crime de vouloir se tenir debout. Ce qui est criminel, c’est que pendant cent cinquante ans, nos ancêtres insurgés n’aient eu ni nom de rue, ni statue, ni reconnaissance. »
Une société traversée par deux mémoires
Le procès révèle une fracture persistante :
Soutien aux prévenus
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geste de dignité retrouvée ;
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réappropriation de l’histoire ;
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affirmation d’une identité caribéenne et créole.
Opposition ou réserve
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respect des lois et des monuments ;
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reconnaissance de Schœlcher comme figure républicaine ;
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maintien du récit historique traditionnel.
Ce n’est pas un affrontement entre « oppresseurs » et « libérés », mais un conflit de récits.
Le tribunal, miroir d’une tension historique
Dès l’ouverture, plusieurs éléments ont marqué :
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les prévenus ont été autorisés à s’exprimer en créole, un geste symbolique ;
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une demande de captation vidéo souligne l’intérêt public et médiatique ;
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les débats ont rapidement porté sur la légitimité du geste, la symbolique des statues et la représentation de l’histoire dans l’espace public.
Le procès pose ainsi la question centrale :
Qui a légitimité à dire ce que nous sommes ? L’État, les historiens, les élus ou le peuple martiniquais ?
Les socles vides laissent un espace ouvert pour repenser la mémoire collective.
Vers une réinvention de l’espace public
Que faire des statues retirées ?
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Les remettre ?
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Les remplacer ?
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Les contextualiser ?
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Ou ériger de nouvelles figures locales ?
Les propositions incluent des personnalités comme Lumina Sophie dite Surprise, Solitude, ou les Marrons anonymes.
Le débat est vivant, politique, et reflète la manière dont la Martinique redéfinit son récit historique.
Un peuple devant son miroir
Ce procès dépasse la simple dimension juridique. Il est identitaire, historique et politique. La Martinique n’apprend plus son histoire en regardant uniquement vers Paris : elle se tourne vers elle-même.
Une statue peut tomber en un jour. Mais un peuple qui se relève ne retourne pas à genoux.
Bien que l’affaire touche à des questions profondes de mémoire et d’identité, la Justice s’en tient pour l’instant à l’angle strictement juridique de la destruction de biens publics, esquivant la dimension symbolique et tourmentée de l’acte. Le tribunal devrait rendre son verdict le 7 novembre 2025.


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